Généralités

Prenant le contre-pied d’une expression populaire, on peut affirmer que Chausey est un paradis pavé de mauvaises intentions. Ancré à neuf milles à l’Ouest-Nord-Ouest de Granville et à une quinzaine de milles au Nord-Nord-Est de Saint-Malo, l’archipel normand est en effet merveilleusement sauvage, authentique et à l’abri de bien des convoitises, puisque répertorié comme “site classé”. Cet Eden minéral se mérite, cependant. La traversée depuis le continent reste une petite aventure, pimentée d’un marnage impressionnant et de forts courants. Et, une fois sur place, ces ingrédients mêlés au chaos d’îles, de grunes, de bancs de sable, de vasières, de hauts-fonds et de chenaux tortueux nécessitent compétence nautique et navigation soignée. C’est ainsi : avec l’avitaillement, il faut embarquer un peu d’humilité avant de pointer l’étrave sur l’archipel de tous les superlatifs. L’expression est ici à prendre au pied de la lettre. Car Chausey, c’est le plus grand archipel d’Europe. Et les plus fortes marées du Vieux Continent.

Large d’un peu plus de sept milles, haut de la moitié, Chausey compte – selon les “réclames” du début du siècle – 365 îles à marée basse et 52 à marée haute – autant que de jours et de semaines dans l’année. Exactes ou pas, ces données possèdent un pouvoir évocateur certain. Les chiffres, déjà, impressionnent. Et plus encore leur différence. C’est que le marnage, ici, modèle à sa guise le paysage. Pensez : plus de 14 mètres d’écart entre l’étale de basse mer et le plein – soit la hauteur d’un immeuble de quatre étages ! A Chausey, l’eau salée régente tout : usure de la pierre, mouvements du sable, pousse des algues, limites de la végétation terrestre, cycles de la vie animale et activités humaines. Magnanime, elle va jusqu’à laisser l’homme fouler son domaine deux fois par jour : si, au plein, la mer ne cède que 65 hectares à ses sujets terrestres, à marée basse, elle leur octroie en effet plus de 40 kilomètres carrés de fond d’océan à parcourir à pied sec – soit près de cent fois plus…

Il va donc de soi qu’à Chausey, toute navigation doit prendre en compte ces épousailles tourmentées entre la terre et l’eau…

Ce formidable puzzle minéral a en tout cas inspiré une œuvre poétique décrivant les beautés et les singularités qui peuplent le paysage chausiais. Rédigée d’abord sur les cartes marines anciennes – et aujourd’hui sur les documents du SHOM –, cette ode a l’allure d’une litanie : une Bonne Femme et Trois Grands-Mères, un Caillou Bouillon, un Rocher Pouillou et un Caillou Pissou, un Hibou, un Coucou, un Lézard et un Loup, une Pucelle et un Dormeur… Cette incantation abstraite est en fait un aperçu des 200 noms qui, au cours des siècles, ont été attribués aux îles, cailloux, chenaux, bancs de sable et autres balises, tous baptisés au sel des expressions populaires…

A Chausey, cette richesse géographique se double d’une généreuse nature. D’abord grâce à un micro-climat auquel le courant tiède du Gulf Stream n’est pas étranger – Roger Vercel n’a-t-il pas décrit Chausey comme “un pot de fleurs français empourpré de géraniums et de fuchsias arborescents” ? Ensuite parce que l’archipel est le paradis des animaux marins : poissons, coquillages, crustacés, oiseaux par milliers, mais aussi dauphins, pingouins et phoques – sans oublier les “longues oreilles”. La pollution est ici inconnue, la marée lessive deux fois par jour à grande eau les plages et les rochers, la plupart des îles sont considérées comme réserve naturelle. Oui, un paradis… A ceci près que les marées humaines – touristes ou pêcheurs amateurs – déferlent sur l’archipel lors des coefficients de solstice ou d’équinoxe. Et menacent l’équilibre d’un site qui réclame juste un peu de respect, afin de ne pas se transformer en purgatoire…

Un problème, pour l’instant sans solution, auquel se frottent les élus locaux et, surtout, les membres de la Société Civile Immobilière des Iles Chausey. En effet, et c’est là une autre de ses originalités, Chausey est en fait divisé entre une petite partie publique (la pointe de la Tour, sur laquelle sont édifiés le phare et le fort Vauban), rattachée à la commune de Granville depuis 1804, et une immense propriété privée – dont l’entrée est “tolérée”. Entre les deux, une frontière matérialisée par une barrière blanche qui court de la Grande Cale à l’anse de Port-Marie. Tout autour, les îles et îlots sont également propriété de la SCI. Celle-ci, fondée en 1919 par trois familles de l’île, gère l’archipel – et sa protection. Elle est un des héritages du passé de Chausey.

Passé agité duquel les Anglais ne sont évidemment pas absents : de 1343 à 1834, la “Perfide Albion” a tenté d’affirmer son contrôle sur la baie du Mont-Saint-Michel ! Et si les Britanniques n’ont jamais réussi à faire tomber Saint-Malo ou le Mont, ils ont tout de même raflé Guernesey, Jersey, Sercq, Lihou, Jethou, Aurigny ou les Minquiers… Seul Chausey a échappé à ce hold-up historique – par omission, sans doute –, perpétré notamment en 1763, lors du Traité de Paris, qui accordait à nos vindicatifs voisins d’outre-Manche le Canada, une bonne partie des Indes et des Antilles, ainsi que les îles aujourd’hui baptisées “anglo-normandes”…

L’histoire du Vieux Fort de Chausey illustre à merveille ces vicissitudes. Construite en 1559, la forteresse fut plusieurs fois détruite par les Britanniques, notamment en 1694, rebâtie en 1738, une nouvelle fois incendiée en 1744, venant à bout de la patience de Pénélope des autorités militaires de l’époque. Abandonné pendant près de 200 ans, le Château fut finalement restauré entre 1922 et 1924 par le constructeur automobile Louis Renault… Entre temps, Napoléon III, qui n’entretenait pas, lui non plus, les meilleurs rapports avec l’Anglais, avait fait édifier, en 1866, un fort Vauban non loin du phare. Déclassé dès 1906, le bâtiment connut lui aussi des fortunes diverses – et abrite aujourd’hui dans ses casemates des familles de pêcheurs.

Cette galerie des ancêtres, pour le moins dissipée et à forte coloration militaire, a par ailleurs connu quelques civils originaux. Au cours du temps, pirates saxons, corsaires, contrebandiers, fermiers utopistes, aubergistes véreux, moines solitaires, savants fous, industriels grisés par ce royaume miniature et propriétaires successifs ont foulé le granit chausiais, tous persuadés de savoir ce qu’il fallait faire de ce paradis oublié des hommes – ils n’ont laissé que des récits où se mêlent des passages secrets, des minis-révolutions, des luttes de pouvoir, des élevages voués à l’échec et des plans d’usine marémotrice coupant la baie du Mont-Saint-Michel en deux… Aujourd’hui, les dix ou douze habitants qui peuplent Chausey en hiver – ils sont environ 400 l’été – rêvent à d’autres utopies : la réouverture d’une école, un peu plus de bouquets dans leurs casiers, la création de quelques emplois de proximité – bref, de pouvoir simplement continuer à vivre sur leur île…